
Thierry Beinstingel, ancien DRH de France Télécom devenu Orange en 2013, écrivain haut-marnais auteur de “Dernier ouvrage”, paru chez Fayard en juillet 2022 et Eric Faye ancien journaliste, auteur de “Il suffit de traverser la rue”, parus en janvier 2023. Tous deux peignent sans concession un monde qu’ils connaissent bien car ils y ont longtemps vécu.
Thierry Beinstingel retrouve ici l’un de ses thèmes de prédilection, l’environnement professionnel. N’a-t-il pas écrit une thèse sur « L’évolution du monde du travail depuis mai 68 ? Dans ce roman choisi pour le prix Goncourt, “Retour aux mots sauvages”, il peint en 2009 la violence d’un monde qui écrase les hommes et les pousse au suicide.


“Dernier travail” s’ouvre au moment où se déroulent les procès de la société France Télécom, plus de dix ans après. Dans ce contexte, “RH local”, Vincent, proche de la retraite, s’apprête à recruter une fille, Eva, dont le père s’est suicidé 20 ans plus tôt. Dan le défie et consulte le dossier de cet homme que tout le monde a oublié. Puis il se souvient comment, après cette vague de suicides, chacun avait tenté de “réintroduire l’humain dans l’artisanat”, de “participer à la reconstruction d’une structure ébranlée”, de “renforcer la confiance”. Cependant, avec le recul, il a l’impression d’avoir été manipulé.
Nous souffrons encore dans le monde de l’entreprise, mais c’est plus insidieux, plus caché, plus sournois. L’homme reste un loup pour l’homme, ce que Thierry Beinstingel décrit dans son écriture simple et claire avec assurance mais immuable chez l’homme qui a nuancé ce constat pessimiste.
Constat identique
Même constat avec Eric Faye, qui dénonce un système économique hypocrite qui continue d’asservir les travailleurs en embellissant les procédures et en réduisant les expressions. Plus sarcastique que Thierry Beinstingel, il a choisi une expression devenue malheureusement célèbre comme titre : “Pour trouver du travail, il suffit de…”


Chez Mondo News, une agence de presse mondiale, “personne n’a jamais sauté dans le vide : la climatisation a besoin, les fenêtres sont constamment verrouillées”. Le ton est donné. Dans la branche française de cette entreprise, une vague de licenciements d’au moins la moitié des effectifs est attendue. Bruits de couloir, fièvre, anxiété, colère, insomnie, « vais-je m’en sortir ? Toutes ces étapes, toutes ces questions, Aurélien Babel, journaliste hypersensible, lâche et poète, quinquagénaire, 30 ans de plus, les vit pour le lecteur.
Il narre en détail « le parcours labyrinthique des derniers mois qui précéderont son départ » : le rachat du journal par un groupe suédois, le changement de direction, une évaluation des salariés qui autorise la dénonciation et le règlement de comptes. Les choses traînent en longueur, « le tigre attendait son heure », « la rumeur » tourne à plein régime. Et puis la “réorganisation” commence, les discussions avec les syndicats, les calculs d’indemnités, les stages de reconversion et enfin l’impression qu’ils ont été joués, manipulés. Le ton est plus amer, mais tempéré par l’autodérision et l’humour du narrateur. La résilience chez l’homme est infinie !
Par notre correspondante Françoise Ramillon
* Notez que les deux auteurs se connaissent et s’apprécient. Eric Faye a écrit un article élogieux sur “Dernier travail” qu’il a rebaptisé avec humour “Orange pressé”.