les leçons du graphiste polonais Roman Cieslewicz

Dans un article précédent, nous analysions le cas du blasé en entreprise en proposant notamment une relecture de l’ouvrage Les grandes villes et la vie de l’esprit par le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel. L’objectif était de transposer l’analyse de la mentalité métropolitaine développée par Simmel au travail quotidien d’un salarié du secteur tertiaire. Souvent confronté à un flot d’informations qui circulent d’écran en écran, le salarié se retrouve jeune : l’hyperexcitation perpétuelle conduit à une anesthésie des facultés sensorielles.

Cela nous a été confirmé par de jeunes diplômés interrogés dans le cadre d’une récente enquête de terrain. Sur ce, Charles a insisté sur le flot d’e-mails qui inondent son écran toute la journée :

“C’est pénible d’avoir des gens qui nous demandent tout le temps. Aussi, comme je suis dans une grande entreprise, on est souvent sur des listes de diffusion… et puis on se retrouve bombardé de sujets qui ne nous concernent pas du tout. Il y en a donc un certain nombre chaque jour qui finissent à la poubelle, mais c’est embêtant. Vous voyez quelque chose apparaître, vous êtes constamment appelé, c’est quelque chose qui vous est imposé, vous n’êtes pas maître devant l’écran. »

Cette demande supplémentaire finit par rendre les jeunes diplômés amorphes, indifférents et juvéniles.

Dans son essai, Simmel associe le blaséisme qui règne dans les grandes villes à l’omniprésence de l’argent dans les relations urbaines. Voici ce qu’il écrit :

« Aux yeux des blasés, les [choses] ils apparaissent uniformément ternes et de couleur grise, indignes d’être préférés les uns aux autres. Cette attitude de l’âme est le fidèle reflet subjectif de la parfaite imprégnation par l’économie monétaire […]. [Ainsi, l’argent] elle apparaît comme le dénominateur commun de toutes les valeurs, elle devient le niveleur le plus redoutable. […] [Les choses] ils nagent tous avec le même poids spécifique dans le fleuve d’argent qui s’avance, ils sont tous sur le même plan et ne sont séparés que par la grandeur des parties qu’ils occupent. »

Enfin, le blasé des habitants de la ville n’est que le reflet subjectif de l’internalisation de cette économie financière qui est à son meilleur dans les métropoles. Alors, en quoi ce processus de nivellement est-il caractéristique de notre modernité ?

Torpeur de Roman Cieslewicz

L’artiste Roman Cieslewicz dans son atelier à Varsovie en 1962.
Wikimédia, CC BY-SA

En 1985, le graphiste polonais Roman Cieslewicz est hospitalisé à Paris après un accident. Alors qu’il se remet doucement dans sa chambre, il n’a que la télévision pour passer le temps. Cependant, il est rapidement abasourdi par le flot d’informations qui défile sous ses yeux.

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Cieslewicz est blasé au sens de Simmel : il est bombardé de stimuli au point qu’il sombre dans la torpeur. Les images que l’artiste a sous les yeux sont à la fois violentes et si nombreuses qu’elles en deviennent banales et imperceptibles. Leur accumulation jusqu’à saturation leur fait perdre leur force de frappe. Tous les événements sont mis sur le même plan : d’un mariage princier à l’annonce d’une épidémie mortelle en passant par une victoire sportive.

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Une fois sa convalescence terminée, Cieslewicz est déterminé à remettre des images violentes dans l’actualité. Armé de ciseaux, le graphiste découpe les images qu’il souhaite mettre en valeur dans les journaux de l’époque. C’est ainsi qu’est née sa série de collages Pas de nouvelles, bonne nouvelleun véritable manifeste minimaliste en faveur de la colle et des ciseaux dans l’exercice de la critique politique.

La singularité derrière l’uniformité

Pour redonner aux images leur impact, le graphiste polonais pratique un art de la juxtaposition et de l’assemblage d’éléments bruts. Il ne reposte aucune image mais fait de son mieux pour les relier par des lignes rouges et des étiquettes au message fort.

Voici ce qu’écrit à ce sujet le théoricien de l’art Jean-Marc Lachaud dans un article consacré à « l’usage du collage dans l’art au XXe siècle » :

“Deux étapes caractérisent le processus de fabrication de l’œuvre de collage : celle de la déconstruction et celle de la reconstruction. Dans un premier temps, l’artiste puise et sélectionne au cœur du réel un ensemble de pièces hétérogènes. Pour ce faire, il pratique une intervention chirurgicale : retirer, couper, amputer. Parfois, le hasard de la découverte ou l’accident accompagne sa récolte. Dans un deuxième temps, il rassemble (sans se soucier d’un ordre préétabli) et relie (de manière conflictuelle) les pièces de ce puzzle. Il les juxtapose, les superpose, les mélange. Ces fragments de réalité, arrachés à leur univers habituel, sont insérés, sans perdre leurs propriétés originelles et leur mémoire, au sein d’une structure en mouvement. S’ils résistent aux manipulations de l’artiste et conservent une relative autonomie, ils sont néanmoins décontextuels. »

Parmi les collages réalisés par Cieslewicz, on retrouve par exemple l’image d’un nouveau-né affamé combinée à celle d’un astronaute évoluant dans le vide interstellaire. Sur le personnage aux jumelles, le graphiste a apposé l’étiquette “Non-sens”. Ce miroir est une manière pour l’artiste de souligner l’absurdité de conquérir l’espace alors que des enfants meurent de faim sur Terre.

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La bêtise (Roman Cieslewicz, collage, collection Pas de nouvelles, bonne nouvelle1987).
Collection privée

Les œuvres de Cieslewicz visent particulièrement la télévision, qui favorise l’ignorance en déformant l’information. En effet, la violence y est tellement omniprésente qu’elle ne scandalise plus personne. Les informations sont lancées pêle-mêle, sans transition aux yeux des téléspectateurs. On retrouve ici les intuitions de Georg Simmel qui présentait « le fleuve de l’argent » comme « le dénominateur commun de toutes les valeurs » et « le plus redoutable niveleur ».

A travers ses œuvres, Cieslewicz cherche à restituer toute leur singularité à des événements avalés par le flux d’informations. Ainsi, Jean-Marc Lachaud précise que :

“des failles épaisses et des espaces vacants qui articulent [collages] Je vous invite à découvrir l’indéterminé, la différence, ce qui n’est pas encore là. »

Dans le même esprit, la journaliste Roxana Azimi rappelle que :

“ces collages ironiques permettent une brève lecture de dix ans d’actualité […]. A la “pollution oculaire”, ils opposent une “hygiène visuelle” très efficace. »

Alors comment la pratique artistique de Cieslewicz peut-elle devenir une source d’inspiration pour sortir du blasé de l’entreprise ?

Les humanités pour décortiquer l’entreprise

A travers ses collages, Cieslewicz donne du relief à des événements nivelés et absorbés par le flot d’informations. Son geste artistique est une manière de puiser dans la couche uniforme d’éléments ordinaires d’une matière première chargée de sens.

La philosophie du devenir (Patrice Maniglier & Philippe Petit, Éditions du Cerf, 2019).

C’est le rôle de la philosophie et plus largement des sciences humaines (art, histoire, littérature, etc.) dans la réflexion sur les phénomènes organisationnels. Comme Cieslewicz divisant le monde avec sa paire de ciseaux, les humanités cherchent à pointer du doigt les absurdités en affaires, à bousculer les idées reçues et à donner tout leur sens à des événements souvent présentés comme insignifiants.

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Dans ses entretiens avec Philippe Petit, le philosophe Patrice Maniglier défend l’idée d’un travail d’investigation philosophique à la fois vivant et original.

Par conséquent, la philosophie doit être considérée de la manière suivante :

” [un] temps arrêté quand on est fermé dans le travail de collecte de données, de réflexion, d’investigation, temps libre où l’on ne sait pas où l’on va et grâce auquel on revient à ces pratiques d’une manière plus fraîche, avec plus d’élan, avec la capacité de prendre les choses autrement. »

Si Cieslewicz s’appuie sur l’art pour redonner du sens à un monde nivelé et plat, les humanités peuvent devenir un outil pertinent d’interrogation et de mise en perspective des phénomènes organisationnels. Ainsi, les « Critical Management Studies » (ou Etudes critiques en management) développées depuis le début des années 90 visent à explorer les limites et les apories des techniques de gestion traditionnelles. Ils s’appuient notamment sur des philosophes comme Michel Foucault ou Jacques Derrida pour dénoncer les mécanismes insidieux et les absurdités qui fonctionnent dans les organisations.



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Malheureusement, ces études sont parfois contre-productives en intégrant une remise en cause systématique et mécanique de tous les phénomènes liés à la vie au travail. Concentrées uniquement sur le travail de déconstruction, ces critiques purement négatives deviennent alors stériles, incapables de s’imposer comme forces propositionnelles.

Dès lors, ne faut-il pas dépasser cette opposition dogmatique et caricaturale pour opérer une reconstruction à la manière de Cieslewicz ? C’est en tout cas ce que proposent les philosophes réunis autour de Laurent de Sutter dans un ouvrage collectif intitulé Postcritique. Les penseurs de ce manifeste s’accordent sur l’impérieuse nécessité de comprendre les phénomènes avant de les juger négativement.

Ghislain Deslandes : Postcritique : pour une critique vraiment constructive (Xerfi Canal, 2020).

Enfin, s’il n’y avait qu’une chose à retenir de la pratique du collage de Cieslewicz ou de l’utilisation des humanités pour penser le management, ce serait cette éducation du regard, ce travail de dissection des phénomènes et cette capacité à voir ça après. la vie quotidienne cache la vie de chaque instant.



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