
On le sait, l’économie est une matière faite de multiples paradoxes. C’est un euphémisme de dire que la période en est pleine. Alors que l’inflation atteint des records historiques, que la guerre en Ukraine ne va pas s’arrêter, que la récession se profile, l’emploi se maintient étonnamment bien en Europe, et plus particulièrement en France.
Selon les chiffres de l’Insee publiés mardi 15 novembre, le taux de chômage a même légèrement diminué au troisième trimestre à 7,3% de la population active, et 17.000 chômeurs de moins que les trois mois précédents. Quant au taux d’emploi des personnes en âge de travailler, il n’a jamais été aussi élevé depuis 1975, à 66,3 %.
Création d’emplois malgré la baisse d’activité
Alors comment expliquer cette étonnante résilience de l’emploi en France, et faut-il forcément s’en réjouir ? ” En réalité, l’énigme n’est pas celle du taux de chômage, qui de surcroît reste relativement élevé par rapport au reste de l’Europe, mais il affecte surtout la création d’emplois, qui continue de progresser malgré le ralentissement de l’économie. “, estime Éric Heyer, économiste à l’OFCE. Depuis le début de l’année, l’Insee a enregistré 270 000 créations nettes d’emplois, soit une nouvelle hausse de 0,4 % au troisième trimestre.
Certes, il faut le rappeler, la crise sanitaire et les milliards d’euros déversés dans l’économie ont durablement brouillé les papiers, rendant l’analyse de la situation de l’emploi compliquée. Selon les économistes, celle-ci est encore artificiellement entretenue par les aides d’État, ce qui explique le nombre historiquement bas de faillites ces 3 dernières années.
“ Si l’Etat n’avait pas reporté à plusieurs reprises les échéances de remboursement du PGE (prêts garantis par l’Etat, ndlr), nous aurions certainement des niveaux de défaut beaucoup plus élevés, avec beaucoup plus de destruction d’emplois “, assure Eric Heyer.
Conservation du travail
Pourtant, la situation des entreprises françaises est paradoxale. Alors que la récession, du moins en Europe, ne fait plus de doute, ces derniers affichent des carnets de commandes pleins à craquer, et se plaignent plus de leurs difficultés de recrutement et d’approvisionnement que d’une réduction de la demande. Selon une récente enquête Pôle Emploi, 58% des recrutements seraient encore considérés aujourd’hui comme difficiles.
« En conséquence, même si le phénomène est difficile à évaluer, on estime qu’une partie de l’augmentation de l’emploi est due à ce qu’on appelle la rétention de main-d’œuvre : due à la peur de ne plus pouvoir fournir ses clients à l’avenir et ne pouvant pourvoir à l’embauche, les entreprises préfèrent garder leurs effectifs, même si cela pèse sur leur rentabilité”, explique Yves Jauneau, responsable de la synthèse et de la situation économique de la division du marché du travail de l’Insee.
Perte de productivité de l’entreprise
Ce qui explique en tout cas la baisse de la productivité des entreprises depuis le début de la crise sanitaire. Selon l’INSEE, celui-ci a diminué de deux points depuis fin 2019. C’est en effet la contrepartie d’une hausse du taux d’emploi sans croissancesouligne Eric Heyer. A court terme, c’est une excellente nouvelle. À long terme, cela est beaucoup moins évident, car cela risque de se traduire soit par une baisse des salaires réels, soit par une baisse des marges des entreprises, ce qui peut entraîner des faillites et des licenciements. “.
D’autres raisons sont également avancées pour expliquer cette baisse de productivité, notamment l’augmentation du recours à l’enseignement, ou encore l’augmentation du taux d’absentéisme dû au Covid. ” Il est également intéressant de noter que cette augmentation de l’absentéisme contribue également au maintien de l’emploi : face à la multiplication des arrêts de travail, certains secteurs comme le BTP, les transports ou la restauration préfèrent constituer des réserves. “, ajoute Eric Heyer.
Marché du travail perturbé par la crise sanitaire
Depuis le Covid, le marché du travail a connu plusieurs bouleversements dont les effets sur la productivité de long terme sont encore difficiles à mesurer. Télétravail, démotivation des salariés, ou encore réduction de la part du travail caché (pour pouvoir bénéficier d’aides de l’État)… A l’avenir, la question est aussi de savoir si ces évolutions vont se poursuivre ou non.
Pour les plus optimistes, la baisse de la productivité pourrait aussi être le signe d’un rééquilibrage de la répartition de la valeur au sein des entreprises. Autrement dit, on peut imaginer que la crise sanitaire a conduit les entreprises à réduire un peu plus leurs marges, créant plus d’emplois. Mais cela ne sera pas connu avant plusieurs années.